Pour Clara Ysé, le monde a vacillé le 21 juillet 2017, journée tragique où sa mère, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, a trouvé la mort à Ramatuelle en tentant de sauver des enfants de la noyade. A la croisée des deux disciplines, ses livres aux beaux titres (« Éloge du risque », rétrospectivement troublant et prémonitoire, « Puissance de la douceur »…) étaient des baumes, des précis d’attention à l’autre et au monde. Cette dimension réconfortante, cette sensation de plénitude, se retrouvent, doublés d’un « sentiment océanique » (concept de Romain Rolland qui exprime une certaine communion de l’être avec l’univers et les éléments, en dehors de toute croyance religieuse), dans la musique de sa fille Clara qui signe un deuxième album envoûtant, « Oceano nox », coréalisé avec le chanteur Ambroise Willaume (alias Sage) et mixé par Renaud Letang.
Son premier opus, le déjà très prometteur « Le monde s’est dédoublé » sorti en 2019, creuset de nombreuses influences musicales chanté en plusieurs langues (anglais, espagnol) comme pour mettre à distance pudiquement la douleur du deuil, donnait l’impression d’une déflagration, d’un précipité sonore endiablé comme pour conjurer les fêlures encore récentes de la chanteuse.
Plus épuré, faisant confiance au dispositif resserré et classique du piano/voix, introduisant ça et là des cordes raffinées et des chœurs amplifiant sa voix intense et étonnamment mature malgré ses trente ans, « Oceano nox » est un disque dont l’élégance érudite, la finesse et le réalisme magique n’excluent pas la dimension de variété, la ritournelle des paroles et l’élan majestueux des arrangements s’insinuant très vite dans la tête.
Le titre est emprunté à un poème de Victor Hugo déplorant toutes les vies de marins englouties par la mer, issu du recueil « Les Rayons et les Ombres » (1840), lui même tiré d’un vers de « L’Enéide » de Virgile, qui signifie littéralement « La nuit s’élance de l’océan ».
Cosmique et métaphysique, l’album s’inscrit dans le sillage du précédent en reconvoquant le titre « Le monde s’est dédoublé » et en faisant la part belle aux éléments. Outre l’océan, le feu y tient une place de premier plan, avec le bien nommé « Pyromanes », chanson-sabbat enivrante qui met littéralement le feu à l’album. On se souvient que cette « magicienne » qu’est elle-même Clara Ysé, avait publié un premier roman également sous le signe du feu, « Mise à feu », en 2021. Cet élément infuse de façon plus métaphorique dans le disque avec des titres d’une douceur brûlante célébrant l’amour comme une dilatation cosmique de tout l’être (« On dirait que l’amour nous a ravis/ Avec toi j’aperçois le soleil à minuit » dans « Soleil à minuit ») ou évoquant dans l’ensorcelant « Magiciennes » le souvenir d’amours saphiques via une belle rime « femme/flammes » (« Je pensais c’est vrai qu’avec les femmes/Je ne pourrais pas embraser de flammes/Avec toi pourtant j’ai vécu un amour enivrant »). Les femmes trônent d’ailleurs en majesté dans « Oceano nox ». « Souveraines », titre plein de pulsations électro, exalte la puissance de la gent féminine qui triomphe des haines et déconvenues en tout genre, avec son refrain répété comme un mantra : « Vous êtes souveraines, femmes qui côtoyez la haine. »
En forme de confession, la chanson « Douce » qui semble faire un écho taciturne au titre « Puissance de la douceur » d’Anne Dufourmantelle, dévoile le revers sombre d’un caractère (« Si tu savais la haine qui coule dans mes veines/Tu aurais peur, tu aurais peur ») en convoquant en arrière-fond sonore de discrètes cordes ombrageuses qui viennent prendre le relais d’accords de piano élégiaques.
L’énigmatique « Lettre à M. » évoque quant à elle la figure de la mère disparue, avec une pudeur et une simplicité éloquentes, tant dans les paroles que dans la douceur poignante d’un piano/voix lancé dans l’au-delà comme une bouteille à la mer. L’ombre de la défunte ne manque pas de planer sur la maison qu’il faut abandonner à regret dans « La maison « , mélopée mélancolique qui dit l’omniprésence fantomatique de l’être disparu dans tous les recoins.
Mais l’enchanteresse qu’est Clara Ysé sait transcender la tristesse, qui ne durera pas toujours car « derrière les nuages il y a toujours le ciel bleu qui lui vient toujours en ami te raconter tout bas que la joie est toujours à deux pas », comme elle le chante dans « Le monde s’est dédoublé ». Si la musique est un refuge, un rivage pour celle qui se plaît à chanter les naufrages, « Oceano nox » fait partie de ces albums cathartiques qui prodiguent consolation, force et baume au cœur à l’auditeur. La pop et le lyrisme s’y déploient en majesté, au diapason d’une voix de soprano stratosphérique, pleine d’élans vertigineux, consolidée par des années de chant lyrique. « L’Etoile » de la chanson, c’est elle, Clara Ysé, l’une des plus lumineuses et majestueuses au firmament de la chanson française.