Trente ans et bien des punchlines de rap nous séparent de « Qui sème le vent récolte le tempo », quelques vingt-sept de « Prose Combat » et vingt-quatre de « Paradisiaque » mais son flow et ses textes n’ont pas pris une ride. Suite à un litige avec son label Polydor, dans les années 2000, les trois premiers albums de MC Solaar se sont vus retirés du commerce. Après vingt ans de combat contre son ex-maison de disques, MC a enfin pu récupérer ses bandes d’enregistrement et faire rééditer ses trois premiers albums qu’il considère, à juste titre, comme des classiques du rap français. Comme il le scandait dans « L’histoire de l’art », titre de l’album « Qui sème le vent récolte le tempo », « Lorsqu’on parle de l’histoire de l’art / Il faut rendre à Solaar ce qui appartient à Solaar, est-ce clair ? ». A bon entendeur… Après « Qui sème le vent récolte le tempo » en juillet, « Prose combat » en septembre, ce sera bientôt le tour de « Paradisiaque », en décembre, de faire son come-back dans les bacs et sur les plateformes.
A la réécoute de ces trois pépites, précipité de mots psalmodiés avec le détachement classe du dandy, on réalise que MC Solaar, tel un Zorro des mots, signait presque sonorement tous ses morceaux, d’un « Claude MC » ou d’un « Solaar » glissé de ci de-là comme un copyright. Bel et bien là, au centre de ses créations, « Claude MC, commando de la phrase » scande pourtant ses textes avec un panache distancié et un calme olympien qui n’atténuent en rien la violence des micro-histoires et des destins brisés qu’il raconte, comme dans le superbe et poignant « Armand est mort », récit a posteriori de la brutale déchéance sociale d’un homme.
Diktat de la mode et de la minceur (« Victime de la mode »), violence omniprésente au cinéma (« Relations humaines »), failles du système, monde qui change à la vitesse de l’éclair (« Obsolète »), délinquance en col blanc (« Gangster moderne »)… Autant de faits sociaux radiographiés et passés au radar de Solaar (la rime est contagieuse!), dont l’écriture automatique, les mots qui s’entrechoquent, les rimes mémorables et percutantes assénées avec flegme et élégance racontent un monde qui se disloque, gangrené par le capitalisme (« ce monde caca-pipi-caca-pipitaliste ») qu’il faut tenter de sauver en faisant marcher sa « matière grise » contre la « matière grasse » (« Alors bouge, bouge, bouge contre la bêtise car c’est matière grasse contre matière grise »).
Porté par le titre uppercut « Bouge de là », tube qui resta durant quatorze semaines au Top 50, « Qui sème le vent récolte le tempo », sorti en 1991, consacra le tout jeune Claude M’Barali, originaire du Sénégal, comme le pionnier du rap français dont il reste éternellement le daddy cool (dimension « cool » sur laquelle insiste très justement Rebecca Manzoni dans l’excellente émission de Pop’N’Co qu’elle lui a consacré il y a quelques semaines, et intitulée « MC Solaar, Radicool »). Avec « Prose combat », titre programmatique aux allures de manifeste qui pourrait résumer à lui seul la quintessence du rap, ces albums matriciels donnent le ton d’une œuvre où alternent des morceaux serrés comme un expresso avec une syntaxe concassée, fragmentée qui fait se succéder des avalanches de mots façon cadavres exquis et des titres qui s’apparentent plus au café allongé ou au cappuccino où sa prose se déploie plus amplement, veloutée, dans « Prose combat » par la musique de Zdar qui introduisit les techniques du mix propres à la house, faisant de cet album le « premier pont entre le rap français et la French Touch », pour citer Mehdi Maizi, auteur de « Rap français : Une exploration en 100 albums », paru chez les excellentes éditions Le Mot et le Reste. Et l’auteur de signaler que « Prose Combat » a été un des disques de rap les mieux produits, avec Jimmy Jay et Boom Bass aux manettes.
Prince d’un rap comme en apesanteur, qui revendique l’héritage du jazz (« Si le rap excelle, le jazz en est l’étincelle ») et sample avec une classe folle le « Bonnie and Clyde » de Gainsbourg dans le sophistiqué « Nouveau Western », MC Solaar balance sa prosodie lettrée et très référencée tel un dandy aux textes de fer dans une voix de velours. Pétrie de références cinématographiques mais aussi littéraires, son écriture fourmille de figures de style percutantes et mémorables, dont une fameuse consiste à substituer un terme dans une expression proverbiale, procédé stylistique qu’employait beaucoup Beckett : « Qui sème le vent récolte le tempo », le prémonitoire « Il faut rendre à Solaar ce qui appartient à Solaar »…
Rimbaud et même Proust (« L’allégorie des madeleines file à la vitesse de Prost », comme il le scandait dans « Obsolète ») s’invitent dans ces albums-madeleine qui pour être offensifs comme tout bon rap n’en ont pas moins la note sucrée et doucereuse de ces gâteaux bombés. D’à la recherche du rap perdu au rap retrouvé, tel fut le destin de ces trois albums restés trop longtemps dans les limbes juridiques de l’industrie musicale.