Alors que l’on célèbre les trente ans de la disparition de Serge Gainsbourg et que l’on repasse au filtre de la morale ses textes provocateurs, voilà que son album le plus mésestimé et le plus sulfureux refait surface à la faveur d’une magistrale reprise d’Alex Beaupain. C’est peu dire qu’on ne s’attendait pas à voir ce grand lyrique, compositeur des bandes originales des films de Christophe Honoré (« Les Chansons d’Amour », « Les Bien-Aimés »…), s’emparer avec panache de ce brûlot porno et funky qu’est « Love on the Beat », album sorti en 1984, issu de la période américaine de Gainsbarre, qui s’ouvrait sur les râles de Bambou, sa compagne de l’époque.
A 10 ans, le petit Alex Beaupain, découvre, sidéré, ce disque aux textes on ne peut plus explicites, évoquant l’inceste (« Lemon Incest »), faisant parade de la toute-puissance du mâle (« Love on the beat », « No comment ») et abordant frontalement l’homosexualité (« Kiss me Hardy », « I’m the Boy »).
Ce disque mal-aimé au parfum de soufre ne cessera d’accompagner le pourtant très sérieux et romantique Alex Beaupain qui, à la faveur d’une collaboration avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France au début de cette année 2021, l’a repris dans son intégralité.
Un projet pour le moins culotté que l’auteur-compositeur qui n’aime rien tant que « couper les virages, mettre le feu aux poudres » (paroles issues de « Couper les virages », morceau de son album « Les Gens dans l’enveloppe ») mène à bien brio et humilité, sans singer Gainsbourg, sans rien renier de son essence propre de chanteur à la voix blanche et de son timbre émaillé de discrètes fêlures.
Porté par la majesté d’arrangements classiques où les cordes dominent, ce « Love on the Beat » porte beau(pain) et réussit le juste équilibre d’adoucir sans l’affadir l’album original, dont il fait ressortir les nuances et la beauté sulfureuse et vénéneuse qui exsudaient déjà sous le déferlement provocateur, le chapelet de paroles ordurier, la moiteur torve qui en formaient le cocktail explosif en 1984. Les contrastes de l’album, entre offensives obscènes et sensibilité languide, exaltation narquoise de masculinité et amende honorable du « mâle dominant », peut-être un peu masqués par la voix univoquement crâne et sardonique de Gainsbourg, se trouvent vivifiés par l’interprétation modulée de Beaupain et des chœurs qui l’accompagnent, notamment sur « No comment » et « Love on the Beat » à l’ « explicit content » débridé (« brûlants sont tous tes orifices »), dont la lourdeur métaphorique prête à rire : « Une décharge de 6000 volts vient de gicler de mon pylône ». Paroles qui ont poussé Beaupain à se plonger dans un léger état d’ébriété et à enregistrer après-dîner pour pouvoir les dire sans rire (entretien à Télérama du 28 octobre dernier).
Poussant la fidélité à son album-totem jusque dans la pochette où il troque la célèbre photo de Gainsbourg en travesti prise par William Klein contre une photo de lui-même travesti également mais flouté et déformé façon Francis Bacon pour rappeler que Gainsbarre était aussi peintre, Alex Beaupain fait fi des détracteurs du disque et prend celui-ci pour ce qu’il est, un jeu de rôles. De titre en titre, il passe sans transition du mâle alpha à l’impudeur et à l’arrogance problématiques au petit marlou malin dégainant les jeux de mots provocateurs (« Harley David son of a bitch »), en passant par l’hurluberlu lettré condamné à vivre dans l’ombre des grands poètes, évoquant les affres de la création dans la pochade littéraire enlevée et ludique qu’est « Hmmm… », l’amant contrit dans « Sorry Angel », récit de sa rupture avec Birkin (« C’est moi qui t’ai suicidée mon amour, je n’en valais pas la peine »), une des plus belles reprises de l’album et le père aux velléités incestueuses (« Lemon Incest ») qui se reprend à temps par un éloquent « L’amour que nous ne ferons jamais ensemble ».
De cette valse troublantes des identités dont rend bien compte avec ses nappes d’électro la chanson « I’m the boy » avec son jeu de cache-cache félin (« le garçon qui a le don d’invisibilité », « masque parmi les masques »), Alex Beaupain tire un album magnifiquement orchestré, aux sonorités amples et voluptueuses. Sans nier la part d’ombre et les textes plus que discutables de « Love on the beat », même s’il soutient à juste titre l’idée que l’art ne doit pas être le lieu de la morale, il réactualise avec grâce, distance et élégance, cet album maudit de l’enfant terrible de la pop française qu’il révère. Love en orbite.