Claire et pure à la fois, la voix d’Elaha Soroor transporte bien plus que des mélopées agréables aptes à satisfaire les juges de l’émission télévisée Afghan Star. En effet, c’est grâce à ce programme qu’elle a gagné en popularité dès 2009. Les sonorités des langues Hazara et Farsi trouvent en Elaha un écho puissant et lascif qui a su transcender les frontières de l’Extrême-Orient pour parvenir jusqu’à nous. L’album Song Of Our Mothers a reçu le prix du meilleur album du magazine Songlines en 2020 ce qui permettra de mettre en lumière une carrière déjà longue d’une dizaine d’années.
Une carrière construite, elle aussi, dans la lutte et l’absence de compromissions. Ses deux premières chansons originales, « Abi Jan » et « Be Bahana » datent effectivement de 2009. En 2010, elle enregistre « Sangsar », une chanson qui critique ouvertement le « droit de lapidation » ce qui lui valut des menaces de mort et des tentatives d’assassinat …
Dans le sillon d’Elaha et d’autres, de nombreuses voix d’artistes féminines s’élèvent aujourd’hui, une chronique seule ne suffirait pas à les citer toutes. On songe à Fatoumata Diawara bien sûr, mais également à la jeune et talentueuse Sonita Alizadeh et sa lutte contre le mariage forcée, mise en lumière dans la bande dessinées Culottées (Tome 2) de Pénélope Bagieu.
Concernant Elaha, son engagement apparaît aujourd’hui à la faveur de cette nouvelle visibilité internationale, mais il n’est en rien une posture artistique récente. Ses textes, son audace et sa présence scénique charismatique témoignent d’un ancrage plus profond. Déjà très jeune, elle travaille comme reporter pour une station de radio locale et enseigne en même temps les mathématiques à des jeunes filles et des femmes de son quartier qui n’étaient pas autorisées à aller à l’école sous la loi des Talibans.
Song Of Our Mothers s’écoute donc au diapason de cette vie tumultueuse, les fréquences sympathiques vibrent à l’unisson d’harmoniques audacieuses. Et pour cela, il faut aborder la deuxième composante majeure de cet album : le groupe Kefaya.
Le groupe tire son nom du mot arabe signifiant « assez », un cri de ralliement qui s’est fait entendre lors des soulèvements du « printemps arabe ». Leur premier album « Radio International » a été enregistré au cours de voyages et de collaborations avec des musiciens en Inde, en Palestine, en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Les thèmes de l’internationalisme, de la liberté de mouvement, de l’immigration et de la lutte politique sont renforcés par le concept de l’album en tant que station de radio internationale, où les échantillons radio tissent ensemble les intentions musicales et politiques qui se cachent derrière l’album.
Sur Song Of Our Mothers, Al MacSween (claviers) et Giuliano Modarelli (guitare) , les fondateurs du groupe, se sont entourés d’une foule de musiciens de renommée mondiale, dont Mohsen Namjoo (voix), Manos Achalinotopolous (clarinette), Yazz Ahmed (bugle), Sarathy Korwar (tabla/dolak), Tamar Osborn (saxophone baryton), Sardor Mirzakhojaev (dambura), Gurdain Singh Rayatt (tabla), Jyotsna Srikanth (violon), Camilo Tirado (électronique temps réel), Sam Vickary (contrebasse) et leur fidèle batteur Joost Hendrickx. Le line-up international, qui s’étend sur des pays tels que le Royaume-Uni, l’Italie, l’Inde, l’Iran et la Grèce, reflète la perspective globale de l’album et la façon dont Kefaya travaille en collaboration, en s’appuyant sur de multiples sonorités et tessitures pour présenter un front uni d’expression musicale et politique animée.
Ces brillants musiciens offrent un écrin de premier choix à la chanteuse iranienne en réussissant le métissage entre musique électronique, jazz et musique traditionnelle.
Le mélange n’est pourtant pas nouveau comme en témoignent les excellents Orange Blossom qui œuvrent dans ce sens depuis les années 90. La nouveauté majeure ici réside dans l’utilisation de synthétiseurs analogiques ajoutant aux sonorités traditionnelles un timbre résolument plus électronique aboutissant à un rendu hypnotisant.
Le traitement sonore minutieusement élaboré dans un studio d’Oxford n’est pas étranger au supplément d’âme que l’on retrouve dans cet opus. Il flatte les oreilles des audiophiles tout en délivrant l’authenticité des instruments traditionnels un peu à l’image du travail effectué par Tinariwen dans un tout autre genre.
Un album qui ne vous laissera pas indemne tant il parvient à fusionner non seulement les genres musicaux, mais aussi les sentiments les plus variés tout en affirmant avec panache, la nécessité de lutter. Les derniers mots de cette chronique reviennent à Elaha :
« Aux yeux du monde, l’identité afghane est définie par le terrorisme, la guerre, les talibans et les femmes sans éducation et domestiquées qui ont besoin d’aide. J’ai essayé de montrer d’autres visages de l’Afghanistan, comme la beauté de ma langue maternelle et la diversité de notre musique. Bien que les femmes soient actuellement confrontées à une violence extrême en Afghanistan, je vois beaucoup de problèmes similaires rencontrés de différentes manières dans les pays occidentaux et dans le monde entier. Cela fait partie d’une lutte universelle ».
Un mini reportage en immersion ici :