Si l’on en juge par le nombre d’albums de jazz actuels qui viennent puiser dans la littérature, les musiciens de jazz contemporains sont de grands lecteurs. Ce n’est pas nouveau, me direz-vous, la littérature a toujours inspiré la musique (et réciproquement, bien sûr), qu’il s’agisse de mettre de grands textes en musique (Brassens qui chanta la « Ballade des dames du temps jadis » de François Villon, par exemple) ou de partir des images mentales que suscite une œuvre littéraire pour en tirer un album : en 1971 , avec l’ « Histoire de Melody Nelson », Gainsbourg, épaulé par son compositeur et arrangeur Jean-Claude Vannier réinvente musicalement la nymphette de Nabokov, « Lolita », guidé par sa muse Jane Birkin.
C’est à cette inspiration plus ou moins lointaine, à cette très libre adaptation d’un univers littéraire en musique qu’ont succombé bien des groupes de jazz ces derniers mois, voire ces dernières années.
En 2018, l’album « Beat » du groupe montpelliérain « Grand Ensemble Koa » faisait sien l’héritage littéraire du mouvement de la Beat Generation et réglait son pas musical sur les pas de Jack Kerouac, Allen Ginsberg ou encore William Burroughs : un album plein de pulsations groove, habité, où tous les instruments se conjuguent et s’emballent, semblant traduire musicalement les destinées chaotiques, libres et loufoques de toute cette génération d’écrivains anticonformistes. Un jazz mêlé de musique contemporaine, de rock et de pop qui instaure une musicalité évoquant l’itinérance, un rythme papillonnant, pris d’accès de frénésie qui amène la transe, l’acmé, l’explosion.
Plus récemment, en mars dernier, Sébastien Lovato nous offrait, ainsi qu’à la grande Virginia Woolf, dédicataire de cet album, un dernier opus sophistiqué, raffiné, au rythme aussi ailé que les phrases aériennes de la grande dame des lettres anglaises, pour paraphraser le titre d’une de ses compilations d’essais (« Des phrases ailées ») parue aux éditions Le Bruit du temps. Tombé dans son enfance dans les potions magiques de la littérature et de la musique, Lovato s’attache depuis 2010 à faire dialoguer ces deux arts à travers son projet « Music Boox » (entendez bien sûr « Music Books »).
Paru chez Acel en mars, « For Virginia » fait virevolter et s’enchaîner librement les notes en un flux ininterrompu proche de l’esthétique du monologue intérieur auquel Virginia Woolf a donné ses lettres de noblesse féminines dans le magnifique « Mrs Dalloway ».
Les instruments (piano, guitare, batterie, trompette, contrebasse) se cèdent la place, s’interrompent, reprennent le flambeau musical tour à tour, un peu comme dans « Les Vagues », polyphonie littéraire fondée sur sept personnages qui prennent la parole l’un après l’autre : cette originalité du dialogue musical est particulièrement sensible dans « Blue seven », titre codé qui semble rendre hommage à ce roman morcelé en particulier (« blue » évoquant les vagues et « seven » le nombre des « voix » du roman).
Dans la manière qu’a Virginia Woolf de capter le flux du temps dans la phrase et le rythme du récit, dans sa prose poétique à la fois assurée et gracile, maniant les pleins et les déliés, Sébastien Lovato a trouvé une source d’inspiration féconde, qui le conduit à établir une analogie entre le travail d’improvisateur, de musicien de jazz et l’originalité de la langue de Woolf, comme il s’en ouvrait à Alex Dutilh lors de son passage dans l’émission « Open jazz ». Ce jazz cool élégant et onirique escorté par des accents bop aériens donne envie de se replonger illico dans l’œuvre de celle qui revendiquait « Une chambre à soi » pour les femmes-auteurs : aspiration qui ne saurait être plus d’actualité qu’en ces temps de confinement.
Dernière preuve pour la production jazz contemporaine, de ses liaisons bienheureuses avec la littérature, le disque de Vincent Courtois, « Love of life », qui rend hommage à un très grand roman, le « Martin Eden » de Jack London, qui a d’ailleurs été brillamment adapté récemment au cinéma par Pietro Marcello : itinéraire poignant et plein de fougue d’un marin devenu autodidacte par amour et se jetant à corps perdu dans l’écriture. Le trio de jazzmen traduit à merveille cette quête intellectuelle opiniâtre et solitaire de l’attachant Martin Eden, le violoncelle de Vincent Courtois évoquant les aspirations intellectuelles du personnage tandis que le tellurisme des saxophones ténor Robin Fincker et Daniel Erdmann rappelle la matérialité brute, la stature de colosse et le métier manuel de Martin Eden.
Les mots et les notes, une symbiose bienheureuse dont nous n’aurions pas fini de faire le tour, même si on ne se limitait qu’au jazz contemporain…