Parmi les nombreux trios prometteurs du jazz hexagonal, le groupe Coccolite ne manque pas d’attirer l’attention par l’originalité qu’il déploie tous azimuts : sonore au premier chef, bien sûr, mais aussi iconographique et onomastique. Car si le nom de leur groupe évoque un terme géologique peu connu des profanes (dont l’auteure de ces lignes), on serait presque tenté d’y entendre un écho au mot plus courant désignant un désordre intestinal… Vu l’humour de nos trois acolytes (ou « acoccolytes » serait-on tenté de dire), cela n’aurait rien d’improbable, d’autant que le titre accrocheur de leur dernier album « Extrasystole », sorti fin janvier sur le label « La pluie chante », emprunte directement au registre médical et désigne « une contraction cardiaque anormale ». On ne peut plus approprié pour désigner l’univers de ces trois sorciers du son qui s’esbaudissent dans l’arythmie et les pulsations d’un jazz fusion lézardé d’influences électroniques et hip-hop.
Après « Echo » en 2021 et « Live Now » en 2022, le trio prolifique composé du bassiste Timothée Robert, du claviériste Nicolas Derand et du batteur Julien Sérié propose un opus envisagé comme une « dystopie cyberpunk à l’avenir apocalyptique ». Ce dernier volet d’un triptyque conçu à la vitesse de l’éclair (un album par an) va à coup sûr marquer la décennie jazz de son sceau futuriste et dégoupillé. Car « Extrasystole » parachève avec encore plus de brio et d’inventivité débridée la recette des deux précédents albums, celle d’un jazz résolument contemporain, ouvert aux quatre vents aux musiques actuelles sans renier la tradition, mélange détonnant d’un futurisme sonore et d’un certain primitivisme que l’on retrouve jusque dans les titres des morceaux.
Côté primitif, cela donne « Fait chanter pluie » (référence malicieuse à leur label), « Qu’il est agréable de croiser un chevreuil en forêt » ou « Le vent dans tes yeux » ; côté futuriste, « CPU 180 degrés », sorte de pastiche réjouissant de musique de jeu vidéo, où le groove se fait ici ludique sous les doigts expérimentateurs et affairés du claviériste qui investit ce morceau comme un véritable terrain de jeu (vidéo, donc) en le parasitant par des sons bondissants de Game-Boy.
Construit comme un récit, entre un « Exorde » et un « Épilogue » qui ne clôt pas l’album puisqu’il est suivi par le morceau « Extrasystole », éponyme du titre, l’album débute par une introduction quasi néo-classique au piano avant qu’une voix de synthèse ne nous fasse basculer dans une autre dimension, un univers mutant et frénétique, un maelström instrumental en fusion, pour nous faire littéralement décoller, comme en atteste la fusée du clip de « Et pour finir » (qui, notez l’humour, n’est que la deuxième piste de l’album).
Car si le son hybride d’ « Extrasystole » (la collision de la flûte de Christophe Zoogonès et des sons hip-hop dans « Epître à Mikhail ») fait immédiatement image, notamment sur « Je suis beaucoup trop sensible » où les scratchs produisent un son épidermique, les clips de l’album, très travaillés, méritent le coup d’œil, notamment « Et pour finir », construit grâce au procédé de la rotoscopie (technique qui consiste à transformer des prises de vues réelles en film d’animation en relevant image par image les contours des figures et objets filmés).
Jusqu’à la pochette, c’est toute l’iconographie autour de l’album qui s’avère signifiante. On y voit trois hommes, mi-mages du futur, mi-corsaires, sur une embarcation hybride (navire, plateforme pour l’espace ?) dans une imagerie colorée sur laquelle se détache une sorte de fumée jaune. Comment ne pas projeter sur ces figures nos trois pirates du jazz-fusion, faisant feu de tout bois et dérobant ça et là des sons électro et hip-hop qu’ils transmutent ensuite dans un chaos sonore organisé en un jazz électro-fusion stratosphérique et épileptique ?
De la fusion plus traditionnelle mais planante de « Et ça recommence » au jazz rock furieux d’ « Extrasystole » qui confine au big bang musical en passant par le hip-hop très dansant de « L’épître de Mikhail », cet EP au groove hirsute et imprévisible mêlé d’électro désarticulée porte à incandescence une certaine idée du jazz contemporain, organique et sans frontières. « Extrasystole », c’est un peu comme si Herbie Hancock avait rencontré Modeselektor.