Dans la famille des acteurs-chanteurs, je demande la cousine loufoque, j’ai nommé Jeanne Balibar. Si elle n’en est pas à son coup d’essai, avec déjà deux albums au compteur (« Paramour » en 2003 et « Slalom Dame » en 2006) et plusieurs parenthèses chantées dans quelques uns des films qui jalonnent sa carrière, la diva divagante du cinéma français se définit encore comme « une actrice qui chante ». Telle une cigale ayant chanté tout l’été mais loin d’être fort dépourvue au vu de l’éventail imaginaire et fantaisiste déployé par ce dernier opus, Jeanne Balibar fait souffler un vent de fraîcheur estival sur la pop à la française avec « D’ici là tout l’été », beau titre programmatique et solaire pour ouvrir la saison des glaces, des amours impromptus et des balades.
Treize titres (la cigale n’est pas superstitieuse) en forme d’historiettes, de situations contemporaines sur le vif croquées avec tantôt un sens du tragique à la Barbara (qu’elle a interprétée magnifiquement dans le film de Mathieu Amalric en 2017), tantôt une tendance au déraillage humoristique sur maelstrom instrumental façon Brigitte Fontaine.
Malgré cet héritage qui saute aux oreilles, le troisième opus de Jeanne Balibar ne ressemble qu’à elle. Jeux de mots éruptifs (« diva-coco-junkie-bobo », « gusté » qui évoque le néologisme « ghoster » dans « Les fantômes »), rançon de son compagnonnage avec un autre trublion des mots, Philippe Katherine, voix éthérée chantant sans discontinuer un babil entraînant, facétie et acuité d’un regard atypique sur le monde, la baronne perchée livre un album parfaitement à son image. Allergiques aux divas-junkie-bobo, ce nom d’oiseau dont Balibar fut affublée sur les réseaux sociaux, passez votre chemin !
Co-produit par Cléa Vincent, experte ès pop et Arnaud Rebotini, le flow de Balibar s’esbaudit dans la pop résolument contemporaine et protéiforme (ici et là mâtinée d’électro, d’un faux tango, d’une pincée disco) de sa complice, donnant naissance à un album voguant avec charme entre l’ancien et le moderne, aussi bien dans sa musicalité que dans ses thématiques. « D’ici là tout l’été » est un disque à la fois pleinement dans son époque où Balibar saisit non sans une certaine compassion le mâle alpha en créature errante et paumée dans un monde post « MeToo » saturé d’injonctions contradictoires (« Cet homme qui pleure »), évoque l’emballement des réseaux sociaux (« Divabobo »), une séparation (« L’appartement témoin ») mais aussi la nostalgie d’échappées en bagnole en écoutant du Bryan Ferry et du Johnny Cash (« Les fantômes »), les plaisirs simples et l’émerveillement des étés adolescents (« Encore ! Encore »)… Tandis que la Cendrillon moderne (« Cinderella » accompagnée de chœurs), au lieu d’aspirer au prince charmant, se consume d’ennui auprès d’hommes qui se prétendent passionnants. On pense ici inévitablement à sa partition dans le film de Maïwenn, « Le bal des actrices » où l’intellectuelle Balibar (père éminent philosophe, mère grande scientifique) toujours prête à donner dans la distanciation humoristique avec son image chantait avec un désabusement joué sa lassitude des phraseurs : « faux intello je pète les plombs, tes trois mots mettent trois plombes… ».
Cet entrechoc de titre en titre de différentes époques de la vie (morts, ruptures, séparations, enfance…) se double d’une collision revigorante entre une certaine tradition de la chanson française et une synth-pop ou disco-pop stimulante et débridée. « Louise Misère » (référence à la communarde Louise Michel) et « Macadam » ressemblent à des chansons réalistes de l’époque passées à la moulinette glamour et énergisante d’une pop sophistiquée et dégoupillée. Quand Balibar chante l’ennui de la monogamie dans « JTM c’est la tuile », elle semble convoquer les mânes de Barbara avec cette ritournelle mélancolique accompagnée par un synthé qui reproduit l’ambiance sonore de l’orgue de Barbarie, tout comme dans la tristesse implacable qui émane de « L’appartement témoin », récit de rupture et de dislocation familiale.
Mais le tragique de la longue dame brune, qu’elle est également, ne s’empare pas très longtemps de Balibar, attachée davantage à chanter les plaisirs simples, les petits riens qui font le sel de la vie, le « Joyeusement banal », titre en forme de comptine émerveillée bercée par des accords synth-pop très 80’s, la sensualité des corps qui se dévêtissent l’été venant et les jeux amoureux conséquents (« D’ici là tout l’été »). Quand la chanteuse ne s’invente pas carrément, façon Bowie avec Ziggy Stardust, un avatar au son d’accords pop stratosphériques dans le titre schizophrène « June Bilobar » , là aussi écho malicieux aux jeux de mots d’un Philippe Katerine.
Celle qui voudrait «fusiller le soleil », un peu comme Etienne Daho dans les bacs en ce moment avec « Tirer la nuit sur les étoiles », déploie entre ombres errantes (présence des morts dans l’album avec « L’absence « et « Les fantômes ») et larges rais de lumière, mélancolie et fantaisie, une pop folâtre, lunaire et solaire, qui d’intime se fait de plus en plus politique (« On est jamais propriétaire et rarement révolutionnaire ») pour culminer avec « Louise Misère » et un rêve de grand soir dans « Macadam ». A l’image de ses divers avatars onomastiques (« June Bilobar, Joan Bilabor, Jean Babiloum »), l’album de Jeanne Balibar est une « tour de babil » (elle parsème « Les fantômes » de mots étrangers, elle qui adore pratiquer les autres idiomes) porté par un flow flûté, éthéré, et sophistiqué. Appelez la Jeanne Babilbar.