On s’est réveillés ce matin avec des (mots) bleus à l’âme, pour reprendre le beau titre de Françoise Sagan, qui goûtait comme lui les excès de vitesse.
On a l’impression qu’un demi-siècle de chanson française s’est éteint avec lui et que ses chansons pop, qui provoquaient immanquablement un reflux de nostalgie à chaque écoute (métaphore appropriée pour celui qui chantait « J’ai entendu la mer »), créaient en nous des images mentales proches d’un film de cinéma.
Christophe, cinéphile invétéré, était peut-être un des rares chanteurs dont les paroles témoignaient d’un amour infini pour le septième art. Art dont il semblait que lui et ses paroliers (entre autres Jean-Michel Jarre) tiraient la matière même de leur inspiration. Il suffit de se référer aux titres de certaines de ses chansons comme « La Dolce Vita », sorti 17 ans après le chef d’œuvre de Fellini, et qui évoque les nuits sans fin, hasardeuses, abouliques en « vespa », la rencontre, puis la dépossession. On se le figure, ce dandy, déambulant en « smoking blanc cassé », un brin désabusé, tel le Marcello Rubini interprété par Mastroianni.
Il y a aussi « Samouraï », tiré de son album éponyme sorti en 1976, dont on peut penser – mais j’extrapole sûrement!- qu’il est aussi un titre fétiche hommage à l’immense film de Melville de 1967.
Mais ma préférence à moi, c’est « Daisy » dont les paroles magnifiques témoignent de l’immense tendresse de Christophe pour les films italiens et le cabotinage des « vieux acteurs » transalpins, souvenir de cinéma qu’il convoque pour évoquer l’exubérance (à la Anna Magnani?) d’une Daisy en crise :
« Rejoue-moi ce vieux mélodrame, tu sais celui qui tire les larmes
Tu allais toujours bien trop loin comme ces vieux acteurs italiens
Rejoue-moi ce vieux mélodrame avec ton regard qui désarme
Ces montagnes pour de petits riens, au fond moi je les aimais bien. »
Interposer des images de cinéma entre soi et la trivialité du quotidien permet de le réenchanter. On connaît par ailleurs l’italianité de Christophe (il était né Daniel Bevilacqua), Italie qui semble le seul horizon possible, l’éden salvateur dans sa magnifique ode éponyme, « L’Italie ».
La pop romantique de Christophe avait quelque chose d’immédiatement iconique, cinégénique : on se fait l’image d’une profondeur de champ vers laquelle s’éloigne Aline pendant qu’il lui crie son nom pour qu’elle revienne. Tel un metteur en scène fétichiste attirant l’attention sur un détail, il mettait en évidence dans ses chansons une couleur, un objet voyant : « Tu me reconnaîtras, j’ai mis mes bottes rouges » dans « Ne raccroche pas », la « vespa » qui revient souvent, les « mots bleus » bien évidemment.
La chanson « Belle », quant à elle, semble subrepticement faire écho au film de Blier avec Depardieu, Bouquet et Balasko, « Trop belle pour toi » (« Tu es bien trop belle pour être vraie, bien trop belle pour moi »), film dans lequel la musique classique (Schubert) est insupportable au personnage de Depardieu parce qu’elle dit l’indicible de la violente passion qu’il éprouve pour sa maîtresse et la lui rappelle en plein dîner de famille.
Orphée moderne, dandy décadent, barde solitaire, sorcier du son, Christophe semblait fantasmer ses chansons comme des films intérieurs. S’il construisait ses marionnettes avec de la ficelle et du papier, il échafaudait en même temps par le biais de son acoustique feutrée et son lyrisme pop son petit cinéma, transmuant chacune de ses chansons en une sorte de projection privée. Il ne fait pas de doute que pour lui le cinéma « retenait l’instant fragile »….